3
LA FIN
Le lendemain matin, je me sentais hideuse. J’avais passé une mauvaise nuit, mon bras était douloureux, et j’avais la migraine. L’impassibilité et la distance dont fit preuve Edward en m’embrassant rapidement sur le front avant de filer par la fenêtre n’arrangèrent pas ma morosité. J’avais peur de ce qui avait pu se produire durant mon sommeil ; peur qu’il eût repensé au bien et au mal en me regardant dormir. L’angoisse semblait augmenter d’autant les élancements qui me vrillaient le crâne.
Comme d’ordinaire, Edward m’attendait sur le parking du lycée. L’expression qu’il affichait ne me rassura pas. Ses iris dissimulaient une chose sur laquelle je n’arrivais pas à mettre le doigt et qui m’effrayait. Je ne tenais pas tellement à reparler de l’incident de la veille, bien que je ne fusse pas sûre que l’ignorer valût mieux. Il me tendit la main pour m’aider à descendre de voiture.
— Comment vas-tu ?
— Bien, prétendis-je, tandis que la portière qui claquait déclenchait une vibration atroce dans ma tête.
Nous avançâmes en silence, lui veillant à ne pas me distancer. Des tas de questions me brûlaient les lèvres – elles devraient attendre que je retrouve Alice. Dans quel état était Jasper ? Que s’étaient-ils dit, moi partie ? Comment, notamment, avait réagi Rosalie ? Par-dessus tout, qu’est-ce que les visions d’Alice, étranges et imprécises, promettaient comme avenir ? Avait-elle deviné les réflexions d’Edward et les raisons de sa mauvaise humeur ? Mes craintes instinctives, ténues et pourtant obsédantes, étaient-elles légitimes ?
La matinée s’écoula lentement. Il me tardait de voir Alice, même si je risquais de ne pas réussir à lui parler en présence d’Edward. Ce dernier restait distant ; de temps en temps, il prenait des nouvelles de mon bras, et je lui mentais. D’habitude, Alice nous précédait à la cantine – aucune traînarde dans mon genre ne l’empêchait de marcher à son rythme, elle. Ce jour-là cependant, à notre arrivée, elle n’était pas installée devant un plateau de nourriture qu’elle ne mangerait pas. Edward ne fit aucun commentaire sur son absence. Son dernier prof avait-il pris du retard ? Mais j’aperçus Conner et Ben, qui suivaient son cours de français.
— Où est ta sœur ? finis-je par m’inquiéter auprès d’Edward.
— Avec Jasper, répondit-il en contemplant la barre de céréales qu’il émiettait entre ses doigts.
— Il va bien ?
— Il a préféré s’éloigner quelque temps.
— Quoi ? Où ça ?
— Il n’a pas arrêté de destination particulière.
— Et Alice l’a accompagné.
Évidemment. Dès qu’il avait eu besoin d’elle, Alice n’avait pas hésité. Le désespoir me submergea.
— Oui. Elle sera absente un moment. Elle voulait le convaincre d’aller à Denali.
La ville où habitait l’autre clan de ces vampires si spéciaux – des gentils, comme les Cullen. J’avais parfois entendu parler de Tanya et des siens. Edward s’était enfui là-bas l’hiver précédent, quand ma présence à Forks avait compliqué son existence. Laurent, le plus civilisé des membres ayant constitué la meute de James, avait préféré s’y rendre aussi, plutôt que s’allier avec son chef contre les Cullen. Qu’Alice encourageât son compagnon à partir pour Denali était compréhensible.
Je tentai d’avaler la boule qui, soudain, obstruait ma gorge. Accablée de culpabilité, je me tassai sur ma chaise, tête basse. J’avais forcé Jasper et Alice à s’exiler. À l’instar d’Emmett et Rosalie. J’étais un fléau.
— Tu as mal au bras ? s’enquit Edward avec sollicitude.
— Oublie cet imbécile de bras cinq minutes, veux-tu ? le rembarrai-je, dégoûtée de moi-même.
À la fin des cours, le silence qui s’était instauré entre nous frôlait le ridicule. J’aurais préféré qu’il le rompe, lui, mais il était clair que si je ne m’en chargeais pas, je risquais de ne plus jamais entendre le son de sa voix.
— Tu passes, ce soir ? l’interrogeai-je tandis qu’il me raccompagnait – sans mot dire – à ma voiture. Pas trop tôt, précisai-je.
Il ne manquait jamais ces visites quotidiennes.
— En quel honneur, ce délai ?
Sa surprise me réjouit.
— Je travaille. J’ai échangé ma journée d’hier avec Mme Newton.
— Ah, c’est vrai.
— Mais tu me rejoins dès que je suis à la maison, hein ?
Il m’était soudain insupportable de ne plus en être certaine.
— Si tu veux.
— Tu sais bien que oui ! m’écriai-je avec un tout petit peu plus d’enthousiasme que ne l’exigeait le ton de cette conversation.
Je m’attendais à ce qu’il rît, sourît, réagît. Rien.
— À tout à l’heure alors, se borna-t-il à répondre, indifférent.
De nouveau, il se limita à mon front quand il m’embrassa, puis se dirigea d’une démarche élégante vers sa voiture. Je parvins à me contrôler jusqu’à ce que je sorte du parking, mais c’est dans un état d’affolement total que je gagnai le magasin.
Il avait seulement besoin de temps, me serinais-je. Ça n’allait pas durer. Il était juste triste de voir sa famille se déliter. Mais Alice et Jasper reviendraient bientôt. Emmett et Rosalie aussi. Si ça pouvait aider, je resterais à l’écart de la grande maison blanche près de la rivière. Je n’y remettrais plus jamais les pieds. Aucune importance. Je continuerais à fréquenter Alice au lycée. Parce qu’il faudrait bien qu’elle reprenne les cours, non ? Quant à Carlisle, aucun doute que j’aurais de nombreuses occasions de le croiser aux urgences.
Finalement, il ne s’était pas passé grand-chose, la veille au soir. Il ne s’était rien passé, même. D’accord, j’étais tombée ; sauf que ça m’arrivait tout le temps. Une broutille, comparé aux événements de Phœnix. James m’avait bien amochée, et j’avais failli mourir après avoir perdu tout ce sang ; pourtant, Edward avait supporté mes interminables semaines de convalescence à l’hôpital beaucoup plus facilement que les soins d’hier. Était-ce parce que, cette fois, il n’avait pas dû me défendre contre un ennemi mais contre son frère ?
Il valait peut-être mieux qu’il m’emmène loin plutôt que les siens se séparent. La perspective d’être seule avec lui me ragaillardit un peu. Si Edward tenait jusqu’à la fin de l’année scolaire, Charlie ne pourrait s’y opposer. Nous partirions pour l’université ou ferions comme si. Edward devait être capable d’attendre un an. Qu’est-ce que c’était, un an, pour un immortel ? Même à moi, ça ne semblait pas si long.
Ces réflexions me rassérénèrent suffisamment pour descendre de ma Chevrolet et entrer dans la boutique. Ce jour-là, Mike Newton était arrivé avant moi et, lorsque j’entrai, il me salua de la main en souriant. Je hochai vaguement la tête tout en attrapant ma blouse, encore dans les limbes de mon imagination débridée qui me voyait m’enfuir en compagnie d’Edward pour diverses contrées exotiques. Mike interrompit mes fantasmes.
— Comment c’était, ton anniversaire ?
— Beurk ! Je suis contente que ça soit fini.
Il me jeta un coup d’œil surpris, comme si j’étais folle.
Le travail me pesa. J’avais hâte de retrouver Edward, tout en priant pour que la crise fût passée. Ce n’était rien, ne cessais-je de me répéter. Tout allait rentrer dans l’ordre.
Le soulagement qui s’empara de moi quand je bifurquai dans ma rue et aperçus sa voiture argentée garée devant la maison fut énorme, vertigineux. Ce qui me contraria. Je me précipitai à l’intérieur.
— Papa ? Edward ? appelai-je avant même d’avoir refermé la porte.
Je reconnus le générique musical de la chaîne sportive.
— On est ici ! lança Charlie.
Je suspendis mon imperméable dans le couloir et m’élançai dans le salon. Edward était assis dans le fauteuil, mon père sur le canapé. Tous deux avaient le regard rivé sur la télévision. Ce qui était normal pour l’un, beaucoup moins pour l’autre.
— Bonsoir ! murmurai-je, douchée.
— Salut, Bella, répondit Charlie sans quitter le poste des yeux. On vient juste de finir les restes de pizza. Elle doit encore être sur la table.
— Très bien.
J’attendis sur le seuil. Edward finit par daigner lever la tête et m’adressa un sourire poli.
— J’arrive tout de suite, promit-il avant de retourner aussi sec à son écran.
Sous le choc, je ne réagis pas tout de suite. Quelque chose, de la panique peut-être, commençait à oppresser mes poumons. Je me réfugiai dans la cuisine. Ignorant le dîner, je m’assis sur ma chaise, bras passés autour de mes genoux. Ça clochait, encore plus que ce que j’avais soupçonné, sans doute. Du côté de la télévision, les braillements d’amitié virile se poursuivaient. Je m’efforçai de ne pas craquer et me raisonnai. « Que peut-il arriver de pire ? » Je tressaillis – je n’aurais su choisir plus mauvaise question. Ma respiration se fit haletante. Je recommençai. « Quel est le pire truc auquel je serais capable de survivre ? » Hum, cette deuxième question ne me plaisait pas beaucoup plus. Je m’obligeai toutefois à repenser aux possibilités que j’avais envisagées un peu plus tôt dans la journée.
Ne pas m’approcher du clan. Il allait de soi qu’Alice échapperait à la règle, même Edward devait comprendre ça. Certes, à cause de Jasper, elle et moi nous verrions moins. J’opinai – ce n’était pas la mort.
Partir. Il ne voudrait peut-être pas attendre jusqu’à la fin de l’année scolaire. Et s’il exigeait que nous fuyions maintenant ? Devant moi étaient alignés les cadeaux de mes parents ; je ne les avais pas rangés la veille. L’appareil dont je n’avais pas eu l’occasion de me servir chez les Cullen et, à côté, l’album. J’en caressai la belle couverture et soupirai en songeant à Renée. Paradoxalement, avoir vécu loin d’elle aussi longtemps ne rendait pas plus supportable l’idée d’une séparation définitive. Quant à Charlie, il resterait seul ici, abandonné. Tous deux allaient être tellement blessés... Mais je reviendrais, n’est-ce pas ? Nous leur rendrions visite, non ? Malheureusement, je n’avais aucune certitude à ce sujet.
Je posai ma tête sur mes genoux et contemplai les preuves matérielles de l’amour que me portaient mes parents. J’avais choisi une voie difficile, j’en avais conscience. Mais bon, j’étais en train de lister les pires solutions qui s’offraient à moi ; les pires situations que je me sentais à même de surmonter... J’effleurai de nouveau l’album, l’ouvris. Des coins métalliques étaient déjà collés à l’intérieur, prêts à accueillir le premier cliché. Finalement, ce n’était pas une mauvaise idée de garder un souvenir de ma vie ici. Je ressentis soudain une bizarre urgence à m’y mettre. Si ça se trouvait, mes jours à Forks étaient comptés.
Je tripotai la lanière de l’appareil et m’interrogeai sur la photo qui inaugurait la pellicule. Saurait-elle rendre la perfection de l’original ? J’en doutais. En même temps, Edward n’avait pas l’air de s’inquiéter qu’elle ne donnât rien. Je souris en me rappelant son rire insouciant puis me renfrognai. Tout était bouleversé. Tout avait été si vite. J’en avais presque le vertige, comme si je m’étais tenue au bord d’un précipice beaucoup trop haut.
Ne voulant plus y penser, je m’emparai de l’appareil et m’engouffrai dans l’escalier. Ma chambre n’avait guère subi de modifications depuis le départ de ma mère, dix-sept ans plus tôt. Les murs étaient du même bleu pâle, les fenêtres étaient protégées par les mêmes rideaux de dentelle jaunie. Le berceau avait été remplacé par un lit, mais Renée en aurait reconnu l’édredon que j’avais tendu dessus à la va-vite – un cadeau de grand-mère. Sans m’appliquer, je pris une photo de la pièce. Mes possibilités étaient plutôt limitées, ce soir-là – il faisait trop sombre dehors. Le sentiment d’urgence était de plus en plus fort, cependant, presque compulsif. J’allais mitrailler Forks avant d’être obligée d’en partir. Car un changement était inévitable, je le pressentais, perspective déplaisante quand l’existence que je menais me semblait parfaite.
Je redescendis au rez-de-chaussée sans me presser, l’appareil toujours à la main, essayant d’ignorer les soubresauts qui secouaient mon estomac dès que je songeais à l’étrange distance que je ne voulais pas lire dans les prunelles d’Edward. Il allait s’en remettre. Sûrement, il s’inquiétait déjà de ma réaction lorsqu’il m’inviterait à l’accompagner au loin. Je le laisserais se débrouiller de ça sans m’en mêler. Et quand il me ferait sa demande, je serais prête.
Je m’approchai du salon en douce après avoir réarmé l’appareil. J’étais persuadée qu’il me serait impossible de prendre Edward au dépourvu, mais il ne réagit pas à mon arrivée. Je frémis, un spasme glacé me tordit le ventre. J’appuyai néanmoins sur le déclencheur, et les deux hommes relevèrent la tête. Charlie fronça les sourcils. Le visage d’Edward n’exprima aucune émotion.
— Qu’est-ce que tu fiches, Bella ? se plaignit mon père.
J’allai me poser par terre devant le divan en affichant une mine enjouée.
— Voyons, tu sais bien que maman ne va pas tarder à m’appeler pour vérifier que j’utilise mes cadeaux. Il faut que j’y travaille avant qu’elle se vexe.
— Mais pourquoi me photographies-tu, moi ? ronchonna-t-il.
— Parce que tu es beau. Et comme c’est toi qui as acheté l’appareil, tu n’y échapperas pas.
Il marmonna dans sa barbe.
— Hé, Edward ! appelai-je avec un détachement admirable. Prends-en une de mon père et moi.
Je lui lançai l’appareil en évitant soigneusement de rencontrer ses yeux et m’agenouillai près de l’accoudoir sur lequel Charlie avait posé la tête. Mon géniteur poussa un soupir à fendre l’âme.
— Souris, Bella, murmura Edward.
Je fis de mon mieux.
— À moi de vous tirer le portrait, les enfants, décréta Charlie pour détourner l’attention de lui-même.
Edward se mit debout et lui envoya l’appareil d’une passe adroite. Je me plantai à son côté, pose qui me parut formelle, artificielle. Il plaça une main légère sur mon épaule, j’enlaçai sa taille avec des airs de propriétaire. J’aurais voulu le regarder, n’osai pas.
— Souris, Bella, dit à son tour Charlie.
J’inspirai profondément et m’exécutai. La lumière du flash m’aveugla.
— Ça suffit pour ce soir, déclara alors mon père en fourrant l’engin dans le pli d’un coussin avant de se coucher dessus. Pas la peine de terminer la pellicule aujourd’hui.
Laissant tomber son bras, Edward se libéra habilement de mon étreinte pour se rasseoir dans le fauteuil. J’hésitai un instant, puis réintégrai ma place initiale, sur le sol. Ma peur était soudain telle que mes mains en tremblaient. Je les dissimulai contre mon ventre, appuyai mon menton sur mes genoux et me focalisai sur l’écran de télévision, le regard vide. Quand l’émission s’acheva, je n’avais pas bronché d’un millimètre. Du coin de l’œil, je vis Edward se redresser.
— Il faut que je rentre, annonça-t-il.
— À plus, répondit Charlie, accaparé par la page de publicités.
Je me remis maladroitement sur mes pieds, engourdie par mon immobilité, et suivis Edward sur le perron. Il fila droit à sa voiture.
— Tu ne restes pas ? demandai-je, déjà vaincue.
— Pas cette nuit.
N’ayant espéré aucune réponse, j’encaissai sans trop de mal et ne posai pas de question. Il monta dans la Volvo et s’éloigna, me laissant figée sur place, à peine consciente de la pluie. J’attendis, quoi ? je l’ignorais – jusqu’à ce que, derrière moi, la porte s’ouvrît.
— Qu’est-ce que tu fais là, Bella ? s’étonna Charlie.
— Rien, éludai-je avant de me réfugier à l’intérieur, dégoulinante.
Ce fut une longue nuit, sans beaucoup de repos.
Je me levai dès qu’une faible lueur filtra par la fenêtre de ma chambre et m’habillai de façon machinale, guettant le jour. Mon bol de céréales avalé, je décidai qu’il faisait suffisamment clair pour prendre des photos. J’immortalisai ma camionnette puis la façade de la maison. Suivirent quelques clichés de la forêt qui bordait l’autre côté de la rue. Étrangement, elle ne m’effrayait plus comme autrefois, et je me rendis compte qu’elle allait me manquer avec sa verdure, son intemporalité, son mystère.
J’enfouis l’appareil dans mon cartable avant de partir pour le lycée. En route, je m’absorbai dans mon nouveau projet plutôt que de me laisser submerger par mes craintes qu’Edward fût toujours aussi en retrait. Ma peur se teintait désormais d’impatience. Combien de temps cela allait-il durer ?
Toute la matinée, apparemment. Edward m’escorta partout en silence, me donnant l’impression d’être transparente. Je m’efforçai de prêter attention en classe, mais même le cours d’anglais me passa au-dessus de la tête. M. Berty dut répéter deux fois sa question sur Lady Capulet avant que je comprenne qu’il s’adressait à moi. Edward ne sortit de sa tour d’ivoire que pour me souffler la réponse puis s’y retira de nouveau. Au déjeuner, ce fut pareil. Pour éviter de céder à mon envie de hurler comme une démente, je traversai la frontière invisible de notre table et interpellai Jessica.
— Salut, Jess !
— Comment va, Bella ?
— Bien. Tu me rendrais service, s’il te plaît ? lançai-je en plongeant la main dans mon sac. Ma mère m’a demandé de lui envoyer des photos de mes amis. Tu veux bien t’en occuper ?
Je lui tendis l’appareil.
— Bien sûr, acquiesça-t-elle en souriant.
Sur ce, elle réalisa un portrait peu flatteur de Mike, la bouche pleine. La suite était prévisible. L’engin passa de main en main, chacun riant, flirtant, protestant qu’il ne voulait pas être photographié. Je jugeai tout cela assez infantile. Il faut dire que je n’étais sans doute pas d’humeur à supporter les comportements humains normaux ce jour-là.
— Houps, désolé ! s’exclama Jessica en me rendant l’appareil. Je crois que nous avons fini la pellicule.
— T’inquiète, j’avais déjà pris celles qu’il me fallait.
À la fin des cours, Edward me raccompagna à ma voiture sans se départir de son mutisme. J’étais attendue au magasin et, pour une fois, j’en fus heureuse. Visiblement, ma présence n’arrangeait rien. Un peu de solitude lui serait sûrement bénéfique.
Je déposai la pellicule en me rendant au travail, récupérai les développements au retour. À la maison, je saluai brièvement Charlie, attrapai une barre de céréales et me réfugiai dans ma chambre. Perchée sur mon lit, j’ouvris la pochette de photos avec une curiosité empreinte d’inquiétude. Je m’attendais presque à ce que le premier cliché fût vide. Ridicule. En vérité, il m’arracha un cri de surprise. Edward était aussi beau que dans la réalité. Il me couvait du regard chaleureux qui me manquait tant depuis deux jours. Que quelqu’un puisse être si... si... indescriptible relevait presque du mystère. Aucun mot n’aurait su décrire ce portrait.
J’examinai rapidement le reste de l’enveloppe avant d’isoler trois images que j’étalais devant moi.
La première était celle d’Edward dans la cuisine. Ses prunelles pleines de tendresse étaient éclairées par une lueur amusée et magnanime. La deuxième le représentait en compagnie de Charlie, dans le salon. La différence d’expression était sidérante. Ici, ses iris trahissaient prudence et réserve, son visage d’une splendeur toujours aussi renversante était plus froid, plus sculptural, moins vivant. La dernière nous montrait, lui et moi, debout l’un près de l’autre, gênés. Comme sur la précédente, les traits d’Edward étaient figés et distants. Le plus troublant cependant était le contraste entre nous, douloureux. Lui ressemblait à un dieu ; j’étais quelconque, même pour une humaine. Mon insignifiance frôlait l’indécence. Envahie par un sentiment de dégoût, je retournai la photo.
Au lieu de m’attaquer à mes devoirs, je consacrai ma soirée à remplir l’album. Au stylo à bille, j’inscrivis des légendes sous tous les clichés, précisant les dates, les lieux, les prénoms. Quand vint le tour de celui où j’étais avec Edward, j’évitai de le contempler trop longuement, le pliai en deux et le glissai sous le coin métallique, cachant la moitié sur laquelle je figurais. Cela terminé, je mis le deuxième jeu de photos dans une enveloppe et rédigeai une longue lettre de remerciements à Renée.
Edward n’avait toujours pas daigné apparaître. Je ne voulais pas admettre que c’était ce qui me poussait à veiller aussi tard, bien que ce fût le cas. Je tâchai de me rappeler la dernière fois qu’il m’avait ainsi évitée, sans une excuse, sans un coup de fil... ça n’était jamais arrivé.
Je dormis mal cette nuit-là aussi.
Le lendemain, au lycée, se déroula la même routine mutique, frustrante et terrifiante. Un bref soulagement s’était emparée de moi le matin, en découvrant Edward à son poste, sur le parking, mais ça n’avait pas duré. Il n’avait pas changé d’attitude, si ce n’est, peut-être, qu’il se montra encore plus lointain. Je me promis d’avoir une sacrée discussion avec lui en fin de journée. Je n’accepterais aucune excuse.
Lorsqu’il me conduisit à ma voiture, je m’étais blindée, prête à exprimer mes exigences. Il me devança.
— Ça ne t’ennuie pas si je passe chez toi ? demanda-t-il.
— Bien sûr que non.
— Tout de suite ? insista-t-il en m’ouvrant la portière.
— Pourquoi pas ? répondis-je d’une voix égale, même si je n’aimais pas l’urgence de son ton. Je dois juste poster une lettre à Renée. Je te retrouve là-bas.
Il examina l’épaisse enveloppe posée sur le siège à côté du mien, puis, d’un geste brusque, s’en empara.
— Je m’en charge, murmura-t-il. Ça ne m’empêchera pas d’être chez toi le premier.
Il me gratifia de la moue rieuse à laquelle je ne résistais jamais. Sauf qu’elle était fausse : le sourire ne contamina pas ses yeux.
— À ta guise, acceptai-je, incapable de me détendre.
Refermant ma portière, il se dirigea vers la Volvo.
Comme prévu, il me précéda. Il était garé à l’emplacement de Charlie quand je tournai dans l’allée. Mauvais signe – cela signifiait qu’il n’avait pas l’intention de rester. Je me secouai et respirai profondément, histoire de rassembler mon courage. Il sortit de sa voiture quand je descendis de la Chevrolet et vint à ma rencontre. Il me débarrassa de mon cartable. Rien que de très normal. Il le remit sur le siège – anormal.
— Viens te promener avec moi, m’invita-t-il platement en saisissant ma main.
Je ne répondis pas, ne trouvai rien à lui objecter, alors que j’en avais eu immédiatement envie. La tournure que prenaient les choses me déplaisait. « Ça va mal, très mal », me serina une petite voix intérieure, encore et encore. De toute façon, il n’escomptait pas que je réagisse et m’entraîna vers la partie du jardin sur laquelle empiétait la forêt. Je le suivis de mauvaise grâce, essayant de contenir mon affolement pour réfléchir. Une chance de tout mettre à plat, n’était-ce pas ce que j’avais désiré ? Alors, pourquoi l’angoisse m’étouffait-elle à ce point ?
Nous n’avions parcouru que quelques pas sous le couvert des arbres quand il s’arrêta. Nous étions tout près du sentier, je distinguais encore la maison. Tu parles d’une balade ! Il s’adossa à un tronc et me dévisagea impassible.
— Allons-y, discutons, décrétai-je.
Une manière de bravoure que j’étais loin de ressentir. Il prit une grande aspiration.
— Nous partons, Bella.
J’inhalai moi aussi. C’était une option acceptable à laquelle je m’étais préparée. N’empêche.
— Pourquoi maintenant ? Encore un an, et...
— Il est grand temps, Bella. Nous ne nous sommes déjà que trop attardés à Forks. Carlisle a beau prétendre avoir trente-trois ans, il a l’air d’un gamin. C’était inéluctable, alors aujourd’hui ou demain...
Je perdis pied. J’avais cru que le seul intérêt de notre départ était de laisser sa famille en paix. Pourquoi nous en allions-nous si les Cullen déménageaient eux aussi ? Je l’interrogeai du regard, le cerveau en ébullition. Il me toisa froidement. Soudain, je compris ma méprise, et la nausée me monta à la gorge.
— Quand tu dis nous..., chuchotai-je.
— Il s’agit de moi et des miens.
Chacun des mots martelé avec soin. J’agitai la tête de haut en bas, mécanique destinée à m’éclaircir les idées. Il attendit sereinement. Il me fallut quelques minutes pour retrouver la parole.
— D’accord. Je viens aussi.
— Impossible, Bella. Notre destination... ce n’est pas un endroit pour toi.
— Quel que soit le lieu où tu es, j’y ai ma place.
— Je ne t’apporte rien de bon, Bella.
— Ne sois pas idiot.
J’avais tenté d’insuffler de la colère à cette repartie ; elle résonna comme une prière.
— Tu es ce qu’il y a de mieux dans ma vie, ajoutai-je.
— Mon univers n’est pas fait pour toi.
— Ce qui s’est passé avec Jasper, ce n’était rien, Edward, rien du tout !
— En effet. Il est juste arrivé ce qui devait tôt ou tard arriver.
— Tu as juré ! À Phœnix, tu as promis que tu resterais...
— Tant que c’était ce qu’il y avait de mieux pour toi, me rappela-t-il d’un ton brusque.
— Non ! C’est à cause de mon âme, hein ?
Je criais, à présent, et mes paroles se déversaient en un torrent furieux ; pourtant, elles avaient toujours des allures de supplique.
— Carlisle m’en a parlé. Je m’en moque, Edward, si tu savais comme je m’en moque ! Prends-moi mon âme. Je n’en veux pas, sans toi. Je te l’ai déjà donnée.
Il poussa un long soupir et resta quelques instants à regarder le sol sans le voir. Sa bouche frémit. Lorsqu’il releva enfin la tête, ses yeux étaient différents, plus durs – comme si leur or liquide s’était figé.
— Je ne veux pas que tu viennes, Bella, m’assena-t-il lentement, distinctement.
Ses prunelles glaciales me scrutaient. Il attendait que je comprenne enfin ce qu’il m’annonçait.
Je me répétai plusieurs fois la phrase, en isolant chaque composant pour tâcher d’en saisir le sens réel.
— Tu... me... quittes ? résumai-je tout fort, incrédule, déroutée par ce que les mots signifiaient ainsi prononcés.
— Oui.
Hébétée, je plongeai dans ses iris. Il me fixait sans l’ombre d’un regret. Ses pupilles étaient deux topazes dures, claires et abyssales, et j’eus l’impression que je pourrais m’enfoncer à l’infini dans leur insondable tréfonds sans pour autant y déceler un indice qui contredît le petit « oui » qu’il venait de proférer.
— Ça change tout.
Le calme et la maîtrise de ma voix me décontenancèrent. Sans doute étais-je trop ahurie. Je ne saisissais pas. La situation n’avait pas de sens.
— Naturellement, reprit-il en s’adressant aux arbres, une part de moi continuera à t’aimer. En quelque sorte. Mais je suis... las de jouer un rôle qui n’est pas moi. Je ne suis pas humain.
Il revint à moi – les reliefs glacés de son visage sans défauts n’étaient effectivement pas de ce monde.
— J’ai trop longtemps laissé l’imposture s’installer. J’en suis désolé.
— Arrête. Ne fais pas ça.
Mes paroles, maintenant, n’étaient plus guère qu’un chuchotis. La compréhension commençait à s’infiltrer en moi, tel un acide dans mes veines. Il me toisa, et ses yeux m’apprirent que ma prière intervenait trop tard. Il l’avait déjà fait.
— Tu ne m’apportes rien de bon, Bella.
Il avait renversé la phrase de tout à l’heure. Or, qu’avais-je à lui opposer ? Il avait raison. Je ne lui arrivais pas à la cheville, que lui aurais-je apporté ? J’ouvris la bouche, la refermai. Il patienta, le visage impénétrable.
— Si... c’est ce que tu souhaites, finis-je par murmurer.
Il acquiesça. Mon corps était gourd, paralysé à partir du cou.
— J’ai une dernière faveur à formuler, cependant, continua-t-il. Si ce n’est pas trop te demander.
Je ne sais quelle expression il lut sur mon visage mais il tressaillit. Sans me laisser le loisir d’identifier cette émotion, il se ressaisit, et recomposa son masque de pierre.
— Tout ce que tu voudras, répondis-je d’un ton un peu plus ferme.
Ses prunelles de givre fondirent, et l’or s’en liquéfia de nouveau, fusion incandescente qui incendia les miennes avec une intensité qui me coupa le souffle.
— Pas d’acte téméraire ou stupide, m’ordonna-t-il en redevenant celui que j’aimais. Entendu ?
Je hochai la tête, hypnotisée. Puis son regard se figea derechef, et la réserve reprit le dessus.
— C’est à Charlie que je pense, bien sûr. Il a besoin de toi. Prends soin de toi... pour lui.
— D’accord.
Il parut se détendre un peu.
— En échange, je vais te faire une promesse. Je te jure que tu ne me reverras plus jamais. Je ne reviendrai pas. Je ne t’entraînerai plus dans ce genre d’épreuves. Vis ta vie, je ne m’en mêlerai plus. Ce sera comme si je n’avais jamais existé.
Mes genoux tremblaient sans doute car, soudain, les arbres vacillèrent. Le sang battait à mes tempes plus vite que de coutume, son martèlement assourdissant les paroles d’Edward.
— Rassure-toi, enchaîna-t-il, presque tendrement, vous autres humains avez la mémoire courte. Le temps guérit les blessures de ceux qui appartiennent à votre espèce.
— Et la tienne ? réussis-je à répliquer, en dépit de la boule qui obstruait ma gorge au point que j’avais la sensation d’étouffer.
— Eh bien... Je n’oublierai pas. Toutefois, ma... race se laisse facilement distraire.
Il sourit – pas avec les yeux –, recula.
— Voilà, c’est tout. Nous ne t’importunerons plus.
Le pluriel me fit réagir, ce qui me surprit, tant je pensais être anesthésiée.
— Je ne reverrai pas Alice, haletai-je, inaudible.
J’ignore s’il m’entendit, en tout cas, il devina.
— Non. Ils ne sont plus ici. Je suis resté pour te dire au revoir.
— Alice est déjà partie ?
Je n’en revenais pas.
— Elle aurait souhaité t’expliquer. Je l’ai persuadée qu’une rupture brutale valait mieux. Pour toi.
J’avais le vertige. Je n’arrivais plus à me concentrer. Je m’efforçai de respirer normalement. Il fallait que je m’accroche, que je m’extirpe de ce cauchemar.
— Adieu, Bella, dit-il de la même voix paisible.
— Attends ! m’écriai-je en tendant le bras, suppliant mes jambes sans vie de me porter vers lui.
Je crus qu’il répondait à ma supplique, mais ses mains froides emprisonnèrent seulement mes poignets et les plaquèrent contre mon corps. Il se pencha, lèvres serrées, et déposa un baiser furtif sur mon front. Je le sentis à peine. Mes yeux se fermèrent.
— Fais attention à toi, chuchota-t-il, et son haleine fraîche effleura ma peau.
Il y eut un éclair, un souffle inattendu. Mes paupières se soulevèrent d’un coup. Les feuilles d’un petit érable s’agitaient encore dans la brise que son brusque départ avait provoquée. Je l’avais perdu.
Je le suivis d’un pas mal assuré, inconsciente de la vanité de mon geste. Il ne subsistait aucune trace de son passage : nulle empreinte, nul mouvement. Je marchai quand même sans réfléchir. Je n’étais capable de rien d’autre. Il fallait que je bouge. Si je cessais de le chercher, c’en était fini. De l’amour, de la vie, de la raison... fini. J’avançai, j’avançai encore, j’avançai toujours. Les heures défilaient qui ne semblaient que des secondes. Peut-être le temps s’était-il arrêté parce que, aussi loin que je m’y enfonce, la forêt était immuable. L’idée me traversa, inquiétante, que je tournais en rond, un tout petit rond ; je n’en continuai pas moins. Je trébuchai souvent. Au fur et à mesure que l’obscurité s’installait, je tombai beaucoup aussi.
Je finis par me prendre les pieds dans quelque chose – je ne vis pas de quoi il s’agissait dans le noir – et, cette fois, je ne me relevai pas. Je roulai sur le flanc de façon à pouvoir respirer et me mis en chien de fusil, à même les fougères humides. Ainsi allongée, j’eus l’impression qu’il s’était écoulé bien plus de temps que je ne l’avais estimé. Je ne me rappelais plus depuis combien d’heures le soleil s’était couché. Les nuits étaient-elles donc toujours aussi sombres, ici ? Une règle existait sûrement, qui édictait qu’un peu de la lueur lunaire perçât à travers les nuages et les crevées de la ramure jusqu’au sol. Pas aujourd’hui, cependant. Aujourd’hui, le ciel était couleur d’encre. Il n’y avait peut-être pas de lune ; il y avait peut-être une éclipse ; ou alors, c’était la nouvelle lune. La nouvelle lune. Je grelottais, bien que je n’eusse pas froid.
Je passai de longs moments dans les ténèbres avant d’entendre les cris. On me hélait. Les appels avaient beau être sourds, étouffés par la végétation mouillée qui m’entourait, c’était bien mon prénom qui résonnait. Je n’identifiai pas la voix. Je faillis me manifester, mais j’étais dans un état second et, le temps que j’arrive à la conclusion qu’il me fallait répondre, il était trop tard – les cris avaient cessé.
Plus tard, la pluie me réveilla. Je ne crois pas m’être vraiment endormie, j’étais juste perdue dans une torpeur ahurie et je m’accrochais comme une naufragée à l’engourdissement qui m’empêchait de comprendre ce que je refusais de comprendre. La pluie m’inquiéta un peu. Elle était glacée. Déliant mes bras de mes jambes, je m’en protégeai la figure. C’est alors que je perçus de nouveaux appels. Ils étaient plus loin, à présent. Parfois, il semblait que plusieurs personnes hurlaient mon nom en même temps. J’essayai de respirer profondément. L’idée m’effleura qu’il aurait été bien que je signale ma présence, sauf que j’étais quasiment sûre d’être inaudible. L’énergie me manquait.
Soudain se produisit un autre bruit, dangereusement proche. Une sorte de reniflement, quelque chose d’animal. Une grosse bête, apparemment. Devais-je avoir peur ? Je n’en eus pas la force, j’étais trop hébétée. De toute façon, les espèces d’ébrouements s’éloignèrent rapidement.
Il ne cessait de pleuvoir, une flaque se formait au niveau de ma joue. J’étais en train de rassembler mon courage pour tourner la tête lorsque je distinguai de la lumière. D’abord rien qu’une lueur faiblarde qui se réfléchissait sur le feuillage des buissons ; elle grossit, de plus en plus vive, formant un vaste cône brillant qui différait du mince faisceau que crée une lampe de poche. Cette marée lumineuse franchit les derniers bosquets, et j’identifiai une lanterne à propane. Rien d’autre, car sa violente clarté m’aveuglait.
— Bella.
Cette basse ne m’était pas familière, même si ses inflexions montraient que son propriétaire m’avait reconnue, lui. Il n’avait pas prononcé mon prénom comme on crie ; il constatait simplement qu’il m’avait retrouvée. Je regardai – haut, mon Dieu tellement haut ! – le visage sombre qui me dominait. Je songeai que cet étranger ne me paraissait si grand que parce que j’étais couchée.
— Quelqu’un t’a fait du mal ?
Si ces mots avaient un sens, il m’échappa, et je continuai à scruter l’homme avec stupeur. La signification des choses ne comptait plus, à ce stade.
— Bella, je m’appelle Sam Uley.
Un nom qui ne me disait rien.
— Charlie m’a envoyé à ta recherche.
Charlie ? Ça m’évoquait quelqu’un, ça. Je tentai d’être un peu plus attentive à ce que ce type racontait. Dans mon brouillard, rien n’avait plus d’importance, sauf Charlie. Le géant tendit la main. Je la contemplai sans trop savoir ce que j’étais censée en faire. Ses yeux noirs m’examinèrent pendant quelques secondes, puis il haussa les épaules. D’un geste souple et rapide, il me prit dans ses bras.
Je me laissai ballotter telle une chiffe au rythme de ses grandes enjambées à travers les bois trempés. Quelque part au fond de moi, une voix me morigénait – j’aurais dû protester : les bras d’un inconnu ? Quelle horreur ! Mais une coquille vide ne proteste pas. Il me sembla que nous ne mîmes pas longtemps à nous retrouver au milieu de lampes et de bavardages masculins aux sonorités graves. Sam Uley ralentit.
— Je l’ai ! brailla-t-il.
Les conversations s’interrompirent avant de repartir de plus belle. Un tourbillon de visages flous virevolta au-dessus de moi. Les accents de Sam étaient les seuls qui, dans la confusion, eussent un vague sens, sûrement parce que j’avais l’oreille collée à son torse.
— Non, je crois qu’elle n’a rien, expliquait-il à quelqu’un. C’est juste qu’elle n’arrête pas de répéter « Il est parti ».
Avais-je dit ça tout fort ? Je me mordis les lèvres.
— Bella, chérie, ça va ?
C’était là une voix que j’aurais reconnue n’importe où, même déformée par l’inquiétude, comme en cet instant.
— Charlie ?
La mienne me parut étrangère et toute petite.
— Je suis là, chérie.
Il y eut du mouvement sous moi, puis l’odeur de la veste en cuir réglementaire de mon shérif de père. Charlie vacilla sous mon poids.
— Il vaut peut-être mieux que je la porte, proposa Sam Uley.
— C’est bon, je la tiens, répliqua Charlie, le souffle court.
Il tituba. J’aurais voulu lui intimer de me poser par terre et de me laisser marcher, mais j’avais de nouveau perdu ma langue. Partout resplendissaient des lumières, brandies par ceux qui nous accompagnaient. J’avais l’impression d’un défilé. Ou d’un enterrement. Je fermai les paupières.
— On y est presque, chérie, marmonnait Charlie de temps à autre.
Je rouvris les yeux en entendant la serrure cliqueter. Nous étions sur le porche de la maison, et le géant à la peau sombre appelé Sam tenait la porte à Charlie, un bras tendu comme pour se préparer à me rattraper au cas où mon père me lâcherait. Il réussit cependant à me déposer sans heurt sur le canapé.
— Je suis toute mouillée, papa, objectai-je doucement.
— On s’en fiche, grommela-t-il. Il y a des couvertures dans le placard en haut de l’escalier, ajouta-t-il à l’intention de quelqu’un.
— Bella ? s’enquit une nouvelle voix.
Je dévisageai un homme aux cheveux gris qui se penchait sur moi. Au bout de quelques secondes, un déclic se produisit.
— Docteur Gerandy ?
— C’est bien ça, petite. Tu as mal ?
Il me fallut une bonne minute de réflexion. Sam Uley m’avait demandé la même chose dans la forêt, et ça me perturbait. Parce qu’il l’avait formulée différemment : « Quelqu’un t’a fait du mal ? » La différence semblait avoir de l’importance. Gerandy attendait, un sourcil grisonnant soulevé, interrogateur, soucieux.
— Non, je n’ai pas mal, mentis-je.
Sa paume tiède se posa sur mon front, ses doigts pressèrent l’intérieur de mon poignet. Je vis ses lèvres compter les pulsations tandis que ses yeux restaient rivés à sa montre.
— Que s’est-il passé ? finit-il par lancer comme si de rien n’était.
Je me figeai, au bord de l’affolement tout à coup.
— T’es-tu perdue dans les bois ? suggéra-t-il.
On nous écoutait. Trois grands gaillards à la peau sombre – sans doute de La Push, la réserve Quileute sur la côte – parmi lesquels Sam Uley, s’étaient regroupés et m’observaient. M. Newton était également présent, avec Mike et M. Weber, le père d’Angela. Leurs coups d’œil étaient plus subreptices que ceux des Indiens. De la cuisine et du porche me parvenaient d’autres murmures. La moitié de la ville avait dû se lancer à ma recherche. Charlie se tenait tout près de moi. Il se pencha pour entendre ma réponse.
— C’est ça, chuchotai-je, je me suis égarée.
Le médecin acquiesça, pensif, cependant que ses doigts palpaient doucement les glandes situées sous ma mâchoire. Les traits de Charlie se durcirent.
— Tu te sens fatiguée ? s’inquiéta Gerandy.
J’opinai et fermai les yeux, telle une fille obéissante.
— J’ai l’impression que ça va, marmonna-t-il à l’adresse de mon père. Elle est juste épuisée. Laissez-la dormir, et je repasserai demain. Enfin, un peu plus tard dans la matinée, ajouta-t-il après avoir probablement vérifié l’heure.
Tous deux se relevèrent du canapé, qui grinça. D’un peu plus loin me parvint le murmure de Charlie.
— Alors, c’est vrai ? Ils sont partis ?
— Le Dr Cullen nous avait priés de ne rien dire. La proposition a été très soudaine ; ils ont dû se décider rapidement. Carlisle ne tenait pas à faire de son départ un événement.
— N’empêche, nous avertir ne leur aurait pas coûté grand-chose.
— En effet, admit Gerandy, mal à l’aise.
Je ne souhaitais pas en entendre plus. Tâtonnant pour attraper les bords de l’édredon qu’on avait jeté sur moi, je m’en couvris les oreilles. Je sombrai dans un demi-sommeil agité, entrecoupé par de nombreuses périodes de lucidité. Charlie remercia les volontaires qui s’en allaient l’un après l’autre. Je sentis ses doigts tâter mon front, puis le poids d’une couverture supplémentaire. Le téléphone sonna quelquefois, obligeant mon père à se précipiter dessus pour éviter que je me réveille. Il marmonnait des paroles rassurantes à ses interlocuteurs. « Oui, on l’a trouvée. Ça va. Elle s’était perdue. Tout est rentré dans l’ordre », ne cessait-il de leur répéter.
Les ressorts du fauteuil couinèrent quand il s’y installa pour la nuit. Quelques minutes plus tard, le téléphone retentit de nouveau. En grommelant, Charlie s’extirpa de son siège et se rua lourdement dans la cuisine. Je m’enfonçai un peu plus dans mon abri, peu désireuse de profiter d’une énième et identique conversation.
— Oui ? dit mon père en bâillant. (Interruption.) Où ça ? (Il était beaucoup plus alerte, maintenant. Encore un silence.) Vous êtes sûre que c’est en dehors de la réserve ? (Autre courte pause.) Mais qu’est-ce qui pouvait bien brûler dans un coin pareil ? (Il paraissait à la fois inquiet et surpris.) Écoutez, j’appelle là-bas et je me renseigne.
Il raccrocha, composa un numéro. J’étais aux aguets, à présent.
— Salut, Billy, ici Charlie... désolé de te déranger si tôt... non, elle va bien. Elle dort... Merci, mais ce n’est pas pour ça que je te téléphone. Je viens d’avoir un coup de fil de Mme Stanley, et elle affirme apercevoir des feux sur les falaises depuis la fenêtre de son deuxième étage, sauf que... Oh ! (Brusquement, ses intonations se firent irritées, presque furieuses.) Et pourquoi s’amusent-ils à ça ?... Mouais... Vraiment ?... Oui, oui, veillez donc à ce que les flammes ne s’étendent pas... je sais, je sais. Je m’étonne juste qu’ils les aient allumés par un temps pareil... Bon, en tout cas merci d’avoir envoyé Sam et les autres gars, ajouta-t-il d’un ton rogue. Tu avais raison... ils connaissent mieux les bois que nous. C’est Sam qui l’a découverte. Je te suis redevable, sur ce coup-là... ouais, c’est ça. À plus.
Il raccrocha brutalement puis se dirigea vers le salon en marmonnant d’un air mécontent.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je.
Il s’approcha vivement de moi.
— Désolé de t’avoir réveillée, chérie.
— C’est un incendie ?
— Trois fois rien. Des feux de camp sur les falaises.
— Ah bon.
Ma voix n’exprimait aucune curiosité. Elle semblait morte.
— Des gosses de la réserve qui s’amusent.
— En quel honneur ?
Il hésita à me répondre, baissa les yeux.
— Ils fêtent la nouvelle, maugréa-t-il.
Pour moi, il n’y en avait qu’une, même si je m’efforçai de ne pas y songer. Soudain, les choses se mirent en place.
— Le départ des Cullen, soufflai-je. Ils ne les aimaient pas, à La Push. J’avais oublié.
Les Quileute étaient bourrés de superstitions au sujet de ceux qu’ils appelaient les Sang-froid, des buveurs de sang ennemis de leur tribu ; elles rejoignaient leurs légendes sur le Déluge et leurs ancêtres loups-garous. La plupart d’entre eux considéraient cela comme du folklore, des contes de bonne femme, mais quelques-uns y croyaient. Comme l’ami de Charlie, Billy Black, bien que son fils, Jacob, s’en moquât. Billy m’avait conseillé de me tenir à l’écart des Cullen. Évoquer ce nom remua quelque chose en moi, quelque chose qui, à coups de griffes, commença à se frayer un chemin à la surface, quelque chose que je refusais d’affronter.
— C’est ridicule, gronda Charlie.
Nous nous tûmes pendant un moment. De l’autre côté de la fenêtre, l’obscurité s’estompait. Au-delà de la pluie, quelque part, le soleil se levait.
— Bella ?
Je le regardai, embarrassée.
— Il t’a abandonnée dans la forêt ?
Il avait deviné.
— Comment avez-vous su où chercher ? éludai-je.
Mon esprit fuyait l’inévitable prise de conscience qui se préparait, toute proche désormais.
— Ben, ta note, répondit-il, étonné.
De la poche arrière de son jean, il tira un bout de papier qui avait connu des jours meilleurs – sale, mouillé, froissé à force d’avoir été ouvert et fermé. Une fois encore, il le déplia et le brandit, telle une preuve. Les pattes de mouche ressemblaient à mon écriture de façon remarquable. Suis partie en balade sur le sentier avec Edward. N’en ai pas pour longtemps. B.
— Lorsque tu n’es pas réapparue, j’ai tenté de joindre les Cullen, expliqua Charlie d’une voix sourde. Personne ne décrochait. J’ai essayé l’hôpital, et là, Gerandy m’a annoncé que Carlisle avait démissionné.
— Où sont-ils partis ? marmottai-je.
— Edward ne t’a rien dit ?
Je secouai le menton, me tassai sur moi-même, la mention du prénom ayant suffi à libérer le monstre griffu qui était tapi en moi, et une douleur d’une violence surprenante me coupa le souffle. Pensif, Charlie m’observa.
— Carlisle a accepté un boulot dans un grand établissement de Los Angeles. J’imagine qu’ils lui offraient beaucoup plus d’argent qu’ici.
L.A. la radieuse. Le dernier endroit au monde où ils iraient. Je me rappelai mon cauchemar au miroir... du soleil qui étincelait sur sa peau... Le seul souvenir de son visage était intolérable.
— Je veux savoir si Edward t’a laissée seule au beau milieu des bois, insista mon père.
Derechef, le nom provoqua un élan de souffrance. Je fis non de la tête, frénétiquement, espérant échapper à cette torture.
— C’était ma faute, haletai-je. Il m’a quittée sur le chemin, en vue de la maison... j’ai voulu le suivre.
Charlie dit quelque chose. Comme une enfant, je me bouchai les oreilles.
— N’en parlons plus, papa, s’il te plaît. J’ai envie de monter dans ma chambre, maintenant.
Sans lui laisser l’opportunité de poursuivre la discussion, je me mis debout et déguerpis d’une démarche mal assurée. Quelqu’un était venu ici pour y laisser un mot qui conduirait à moi. Dès que j’avais compris cela, un soupçon horrible m’avait envahie. J’arrivai hors d’haleine dans ma chambre, claquai la porte et tirai le verrou derrière moi avant de tituber vers le lecteur CD posé sur la table de nuit. Rien ne semblait avoir bougé. J’appuyai sur le sommet de l’appareil qui s’ouvrit lentement.
Vide.
L’album offert par Renée gisait sur le sol près du lit, à l’endroit exact où je l’avais laissé. D’une main tremblante, j’en soulevai la couverture. Je n’eus pas besoin de dépasser la première page : les petits coins métalliques ne retenaient plus de photo. Ne restait que la ligne que j’avais rédigée de mon écriture maladroite. Edward Cullen, cuisine de Charlie, 13 sept.
Je m’arrêtai là, convaincue qu’il n’avait rien oublié.
Il en avait fait le serment – « Ce sera comme si je n’avais jamais existé. »
Le plancher lisse entra en contact avec mes genoux, puis mes paumes, ma joue enfin. J’en appelai à la délivrance de l’inconscience. Malheureusement, je ne m’évanouis pas. Les vagues de souffrance qui, jusqu’alors, s’étaient contentées de m’effleurer se soulevèrent en rugissant avant de s’abattre sur moi et de m’engloutir.
Je sombrai.
OCTOBRE
NOVEMBRE
DÉCEMBRE
JANVIER